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La tragédie du Quartier Nord

Gideon Boie


17/09/2018, A+

Image: Manhappen Studio

Un nouveau vent traverse le quartier Nord. Les ambitions et les attentes sont élevées pour la tour WTC 1, pionnière du changement. Sont-elles réalisables avec les partenaires d’aujourd’hui ?

Après des années d’existence comateuse, le quartier Nord donne enfin un nouveau signe de vie. Durant l’année académique, l’animation agréable de la Faculté d’Architecture de la KU Leuven nous en avait donné un petit avant-goût. Peu avant l’été, avec la Biennale internationale d’Architecture de Rotterdam, on est passé à la vitesse supérieure. Les groupes de réflexion interactifs n’ont pas omis le moindre thème. Le potager sur la terrasse de toit inutilisée et les fêtes de rue avec food trucks sur le rond-point Bolivar nous ont offert des moments photogéniques. Le secteur urbain le plus désolé de Belgique a été rebaptisé, avec un petit jeu de mots, « World Transformation Centre » – le tout sous l’œil approbateur du propriétaire Befimmo et consorts.

En plein travail du rêve, nous avons invité Albert Martens, professeur émérite, sur le canapé du 24ème étage. Albert Martens habite le quartier et à ce titre il a lutté toute sa vie contre la destruction du quartier Nord. Un livre épais recueille des chiffres et des statistiques sur ce qu’il appelle un acte de « criminalité urbaine ». Trois bourgmestres se sont réunis et ont répartis sur une superficie de 530.000 m² la construction de deux autoroutes qui se croisent, 2 tours pour Schaerbeek, 2 tours pour Saint-Josse et 4 tours pour Bruxelles. Le plan mégalomane du Manhattan a donné le coup d’envoi à une opération de démolition et de relocalisation sans précédent.

Ce qu’on relève plus particulièrement, c’est la clarification du rôle prépondérant joué par les architectes dans la mise à mort du quartier Nord. « La tragédie de l’architecture », dit Albert Martens, « c’est que les architectes en sont venus à croire réellement au modernisme ». La question des intérêts financiers et politiques a été reléguée à l’arrière-plan sur la base d’une foi absolue en la qualité de l’architecture. La ville moderne était vue comme une bénédiction pour le peuple et la patrie. Le quartier Nord est devenu le laboratoire de prédilection. Le plan architectural a créé le consensus. L’avenir est ici, telle était l’idéologie. Transformer le rêve en action. « La référence à Manhattan montre d’autant plus le mensonge idéologique », rit chaleureusement Martens, « que les architectes, les promoteurs immobiliers et les politiciens se sont en fait rendus à Houston pour une visite de travail. »

Le rêve éveillé de l’architecte a réuni un large éventail d’acteurs les plus divers. Il est trop facile de ne pointer du doigt que les « bétonneurs » et les politiciens. Martens mentionne les syndicats qui ont vu l’avantage des possibilités d’emploi pour leurs adhérents. Les médias ont également aidé avec des histoires juteuses dénigrant le quartier. Enfin, l’endurance limitée des habitants a sans aucun doute joué un rôle. « La vie dans un Pompéi en destruction permanente ne doit pas être sous-estimée », constate Albert Martens avec résignation.

La tragédie est d’autant plus grande si on part du présupposé que l’architecture moderne n’était pas sans inspirations sociales. Le modernisme promettait la séparation des flux de trafic avec des esplanades comme liens entre les plinthes urbaines dotées de services sociaux et conçues comme des moteurs de rencontres. Lorsqu’on se confronte à de bonnes intentions et de belles promesses, Albert Martens conseille de « toujours regarder ce qui n’a PAS été réalisé dans un plan ». Le plan du Manhattan a renoncé aux autoroutes – même si c’est uniquement suite à de fortes protestations. La plate-forme urbaine et le socle social ont été revus à l’économie. Les blocs d’habitation peuvent difficilement être considérés comme des éléments de mixité sociale. Enfin, les équipements publics qui ont été réalisés comme prévu se sont limités aux travaux routiers et au réseau d’égouts.

L’histoire risque de se répéter dans le quartier Nord. Le rêve du modernisme a été jeté aux ordures encombrantes entretemps. Une fois de plus, le quartier Nord est devenu le laboratoire par excellence. Le vide béant de la tour 1 du WTC constitue la scène idéale pour un nouveau rêve d’écologie, de durabilité, de dynamisme, d’urbanisme productif etcetera. Le bâtiment est un terrain d’essai où les problèmes sociaux se résolvent en quelques scénarios passionnants, une véritable exposition de l’ambition d’agir. « L’avenir est ici », peut-on lire en lettres géantes sur la façade. Entretemps, les intérêts des parties concernées ont été relégués au second plan. Les mêmes acteurs qui sont responsables d’un demi-siècle de stagnation dans le quartier Nord se présentent aujourd’hui comme porteurs d’’avenir.

N’est-il pas grand temps de prendre le courage d’expliciter les intérêts en présence dans les plans d’avenir du quartier Nord ? La question n’est pas seulement de savoir quelles sont les qualités dont le quartier Nord a besoin. La question est surtout de savoir à qui nous confions la question et quelles garanties cet interlocuteur nous donne. Dire que le quartier Nord pourrait être plus vivant ou plus durable, c’est enfoncer une porte ouverte. La démolition du bâtiment Baudouin symbolise la stupidité efficace qui la sous-tend. On attend toujours les nouveaux plans des tours 1 et 2 du WTC, où 51N4E s’est joint à Jaspers-Eyers architects. Aujourd’hui, le projet est entre les mains du service des permis d’urbanisme. Il n’y a pas eu la moindre concertation sur le projet. L’ambition accrue bénéficie de l’avantage du doute. Mais nous connaissons déjà la vraie question : qu’est-ce qui ne sera/n’a PAS été réalisé dans cette surenchère d’ambitions ?

Tags: Brussels, Français

Categories: Urban planning

Type: Article

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